Pédagogie

Comment penser et vivre à travers le jeu devient peu à peu un mode de vie

 

Bien que les méthodes utilisées ici fassent appel à nombre de techniques acquises ou élaborées, le propos n’est pas d’apprendre quoi que ce soit de formel, mais de se doter des outils adéquatement adaptés à chacun(e) pour forer une voie de communication, une sorte de brèche en soi, entre la vraie vie et les mondes fictionnels, par l’élaboration d’un jeu menant l’intéressé(e) vers son propre laisser aller et sa fantaisie. D’où la nécessité de répéter dans un lieu clos, dévolu à cet effet,  à l’écart de toute convention ou pression sociale et familiale. Là, le « laisser aller » doit être roi, une fois intégré certaines règles exprimées plus loin dans cette présentation. Règles simples de bienveillance vis-à-vis de ses partenaires, qu’il convient de cultiver pour qu’en ressorte la quintessence d’un humour subtil, d’un amour subtil même, trop rare au quotidien et qui offrira aux grands enfants que sont les acteurs, les latitudes créatives les plus triviales autant que raffinées, qui font que, justement, nous ne sommes plus des enfants. L’art dramatique se cristallise donc dans ces curieux interstices que forment les écarts entre les plaisirs délivrés par notre haute conscience et ceux ressentis grâce à notre profond infantilisme.

À nouvelles normes, nouvel armement. Il convient de bien s’outiller pour avancer dans ces chemins souvent abandonnés depuis la petite enfance et laissés en pleine friche.

Bien mené, le jeu théâtral est un acide qui fissure la carapace de l’individu social et permet à la substance humaine un peu débarrassée des codes de civilisation, de s’écouler, de suinter vers un nouveau monde, un nouveau lieu d’extériorisation ; c’est la part fictionnelle de soi, ludique en profondeur, qui se construit, comme la résine se solidifie au dehors de l’incision faîte à l’écorce. L’arbitraire et l’illogisme sont alors des données très précieuses à intégrer dans une élaboration scénique sous peine de retomber dans une argumentation civilisée, à condition que le tout soit bien ficelé et maintenu par la tension du désir. C’est par là qu’on trouvera l’amusement, le vrai ; plaisir insoupçonné de faire l’andouille célestement. De là naît la notion d’un acteur individué, mature et intrinsèquement enfantin que nous aborderons.

Je propose d’opérer ces incisions, en milieu protégé, et de modeler avec les participant(e)s la matière brute qui va s’en exprimer. Le but de cette pratique est, rappelons le, d’obtenir d’abord de soi un instrument spécifique, identifiable, dont nous apprendrons alors peu à peu à jouer, étape après étapes.

Pour ce faire, il est nécessaire de s’atteler à des exercices collectifs et individuels de natures les plus variées possibles.

La mise en espace du corps, l’écriture automatique, les improvisations sensitives et textuelles, l’usage du chant, du cri, l’élaborations de personnages à partir d’infimes détails de soi, la découverte de sa palette vocale et des masques virtuels qui en découlent, des épisodes de relaxation et de danse improvisée, l’abord de scènes du répertoire et de toutes matières textuelles et sonores interprétables par le corps et l’esprit.

Toujours maintenu en toile de fond de cette pratique permanente du corps, un portrait théorique de ce qui se passe, afin que chacun et chacune puisse conceptualiser les chemins qu’il ou elle parvient à ouvrir.

Le travail mené dans le cadre de ces ateliers ou stages fait donc appel à tous les composants de notre univers d’être humain. L’apprentissage des outils du théâtre ne nécessite pas pour autant d’adhérer personnellement aux contenus intellectuels, textuels ou iconographiques qui entrent dans son exercice. Néanmoins, bien qu’en étant prévenus, il n’est pas exclu que des participants se trouvent confrontés à des images, concepts, mots ou situations susceptibles de le choquer ou de les impressionner. Il est bien évident qu’aucune obligation ne peut être imposée à quiconque de devoir exécuter un acte ou proférer des mots qu’il estime contraires à lui-même. Il est tout aussi évident que les séances ont pour vocation d’ouvrir des voies aux participants venus s’entraîner et non de leurs fournir des solutions clefs en main, pas plus que de les encourager à se brider. Il revient à chacun des acteurs et actrices de ces groupes de bien comprendre par eux-mêmes la démarche qu’ils ou elles viennent y entreprendre.

Une des visées de cet enseignement étant d’aborder la représentation du réel par le biais de la scène, il est indispensable de bien comprendre qu’il s’adresse à des personnes adultes, libres, consentantes et responsables de leurs actes vis-à-vis d’eux-mêmes et d’autrui. C’est pourquoi les seules limites données au cadre de ces cours sont le respect de l’intégrité des personnes physiques et de leurs biens. Ce sont là de simples lisières éthiques et de bon sens qu’impose la représentation dans un tel contexte. Ces préceptes rappelés, il est tout aussi nécessaire de repréciser qu’aucun académisme, ni morale religieuse ne doit présider aux travaux produits ici.

Les adaptations incessantes au nombre variable et aux caractéristiques des personnalités composant les stages, font la vie même de ce travail et suppose de considérer cette pédagogie comme comportant de nombreuses variations autour d’exercices souvent répétés, car adaptées à chaque membre. Chaque situation apportée par le plateau étant unique et différente d‘une autre semblant voisine, il faut s’attendre, comme en musique, à multiplier les combinaisons de jeu de même nature, pour bien développer un sens ludique bien souvent « grippé » par le quotidien – qui peut s’avérer demander un effort inattendu par celui ou celle qui ne voyait jusqu’alors en la scène qu’une opportunité de défoulement.

Paradoxalement, « Jouer » demande du travail, tant psychique que physique, à la mesure du plaisir qu’il permet de déployer en soi et avec les autres. Véritable jubilation quand il nous permet de percer les couches de protections rigides accumulées au rythme de nos confrontations avec le monde extérieur, il ne faut surtout pas oublier ou nier pour autant que le théâtre et la scène ont à voir avec la désillusion, la finitude de nos vies et la conscience lucide de l’instant qui passe et ne reviendra plus. Ce double niveau d’échanges contrastés permanents dans le processus de la sincérité du jeu de scène, en fait une pratique pour « grands adultes ».

David Noir